VIE MISSIONNAIRE DE BABA SIMON
Nous voudrions aborder dans ce chapitre le vécu concret, le quotidien de Baba Simon. Parmi tant de choses qu’un pasteur peut vivre, nous avons choisi de nous limiter à quelques aspects essentiels. Après son installation, il organise sa mission à Tokombéré. D’abord le dialogue inter-religieux où seront mis en exergue ses relations avec les autres religions qui l’entourent ; ensuite nous relèverons sa vision et son vécu de la promotion humaine où un accent sera mis sur les secteurs de l’éducation, de la santé et de la justice et paix ; nous terminerons par la pratique de l’inculturation, à cette période encore très embryonnaire. Dans un contexte où les premiers missionnaires avaient barré la route à la tradition, montrant que Evangile et traditions ne peuvent faire chemin ensemble, quelle vision, plus encore quelle démarche Baba Simon comme prêtre noir a-t-il entreprise dans ce domaine ? Ces éléments ci-dessus évoqués, analysés, sous lesquels s’infiltre l’annonce de la Bonne Nouvelle, nous permettront d’apprécier l’apostolat qu’a mené Baba Simon parmi les Kirdi.
2.1. Organisation de la mission
Simon, préoccupé par l’organisation de son départ pour le Nord-Cameroun, dit au revoir à sa marraine et à sa famille. C’est dire que Simon sera un prêtre Fidei-Donum chez les Kirdi. Il sera d’abord accueilli à Mayo-Ouldémé.
2.1.1. Arrivée à Mayo-Ouldémé
L’annonce officielle du départ de l’Abbé Simon MPEKÉ pour le Nord fut faite le 07 décembre 1958. C’est précisément au matin du 03 février 1959 à 7 h 30 que de nombreux amis, membres de sa famille et du clergé de Douala l’accompagnèrent à l’aéroport où il devra s’envoler pour Garoua. Accueilli par Mgr Yves PLUMEY, il est envoyé chez les Petits Frères de FOUCAULD à Mayo-Ouldémé en attendant qu’il puisse chercher un endroit propice et favorable pour la fondation d’un nouveau poste missionnaire.
Chaleureusement accueilli par le Frère Jacques LEGRAND, il prit vite connaissance du terrain en parcourant les marchés, prenant des contacts avec les tribus Ouldémé et Mada. A partir de Mayo-Ouldémé, il sillonnait les villages environnants, mangeant et dormant chez eux, célébrant la messe au matin. Une préoccupation : évangéliser le peuple Mada. Il fît la connaissance du docteur MAGGI avec qui il sympathise. Ayant une approche pastorale différente des Petits Frères, cela provoque de petites difficultés de collaboration, entraînant la séparation et le partage du travail apostolique.
2.1.2. Installation à Tokombéré
C’est fin 1959 que l’Abbé Simon MPEKE rejoint le docteur MAGGI à Tokombéré. Il a tout de suite essayé de mettre sur pied une école sous un hangar avec l’assentiment du chef du village de TALA LAKI. Ils forment une bonne équipe constituée de Pascal LOÉ, d’un ancien frère de la congrégation des Frères de St Joseph ; et plus tard, des Sœurs Servantes de Marie de Douala dont Céline, Micheline et Elisabeth. Contre vents et marées, Baba Simon se mit à organiser sa mission soutenue par son enthousiasme. Disposant de peu de moyens et n’ayant pas l’appui concret d’anciens du milieu, il se bat pour construire le presbytère et la maison des Sœurs. Au premier rang de son apostolat, l’école est l’une de ses priorités. Il gagne peu à peu la confiance de ces montagnards qui le reconnaîtront pour son cœur ouvert, sa générosité et son dévouement ; sa sagesse et son autorité. Il reçoit peu le soutien de l’administration coloniale. Il brave les incompréhensions du milieu, la méfiance devant ce qui était étranger, supporte les vexations, les abus de pouvoirs, les tracasseries, les injustices… Cependant, Dieu travaillait les cœurs, la parole de Dieu faisait son chemin.
2.1.3. Méthode Missionnaire
Au-delà de l’immensité géographique, le pasteur est conscient de la diversité culturelle de ses auditeurs, du milieu dans lequel il vit. Il se fait tout à tous, Mada avec les Mada, Mouyang avec les Mouyang, Zoulgo avec les Zoulgo, Guemjek avec les Guemjek, Mboko avec les Mboko, Moloko avec les Moloko… Baba Simon rejoint chacun dans ce qu’il est sans craindre de parler aux heures les plus chaudes de la journée. Pour garder les contacts avec les communautés fondées, il organise des tournées pastorales de deux à trois jours. Pour faciliter ses communications, il s’entoure de catéchistes, de traducteurs compétents et zélés. Parcourant les villages à pied, son souci est de porter la bonne parole là où elle n’a pas encore atteint les cœurs.
Baba Simon n’hésite pas à faire recours et appelle les collaborateurs pour l’aider dans sa charge. Le premier est le Dr MAGGI. Puis, suivront des Sœurs et de nombreux Prêtres parmi lesquels les abbés PAGLAN, Georges MAS, Jean-Marc ELA, le Père Vincent QUARTENOUD et finalement l’Abbé Christian AURENCHE, de nombreux catéchistes, des maîtres d’école et des infirmiers. La bonne entente, la collaboration, la compétence et le dévouement de ce personnel permirent à la Mission de Tokombéré de grandir, de s’affermir en même temps sur le plan de la foi et de la promotion humaine. N’est-ce pas là une des méthodes pouvant encore aujourd’hui aider les prêtres de cette région du Nord-Cameroun à asseoir l’Evangile ?
2.2. Rencontre avec la culture Kirdi
Avant d’aborder l’aspect de la rencontre avec la culture Kirdi, il convient de faire un flash-back sur la vision que Baba Simon avait de la tradition et des coutumes.
2.2.1. Sa vision de la tradition
Baba Simon est né dans la culture M’poo, y a grandi avant d’être prêtre. Les coutumes et les traditions marquent son milieu natal. Ayant du goût pour la recherche de la chose traditionnelle - en témoignent de nombreux articles parus dans le Cameroun Catholique -, Baba Simon est souvent catégoriquement opposé à certains aspects qu’il considère abominables de la pratique traditionnelle. Il a notamment dénoncé la dot source de nombreux péchés et semant le trouble dans les foyers chrétiens. Il est également hostile à l’égard de certaines danses. Influencé par la vision qu’ont les premiers missionnaires des traditions africaines, Baba Simon percevait le son des tam-tams et des tambours comme chose satanique et n’hésitait pas à aller vite les casser. Dans son mémoire sur la région traditionnelle des Bakoko il affirmait sans ambages : « Avouons pour notre humiliation et pour la gloire de celui qui tire le pauvre du fumier, que nous avons personnellement participé à cette vie religieuse indigène. »[19]
Il faut lire dans de tels propos la conception négative de la tradition et des coutumes, vision conçue et ancrée dans l’esprit des premiers prêtres formés par les premiers missionnaires. Baba Simon demeurera-t-il hostile à la tradition et aux coutumes ?
2.2.2. Découverte-Etonnement-Approfondissement
Au départ, rigoureusement contre les traditions, la découverte des traditions kirdi à sa venue au Nord va l’amener à un étonnement, à un approfondissement et finalement à un respect des valeurs traditionnelles. L’on note une nette évolution de sa pensée qui passe de l’hostilité à l’admiration et à l’intégration des cultures. Baba Simon prend conscience qu’à travers leur religion, les Kirdi adorent un Dieu unique, proche, père. Il était tellement émerveillé qu’il trouvait sa mission presque inutile :
« J’avais vu qu’il n’avait pas besoin de moi. Que j’avais besoin d’être chrétien, moi, pour trouver la route qui mène à Dieu, mais eux il l’avait trouvée. Ils l’avaient trouvée dans leur système[…] J’avais trouvé ces gens menant une vie qui était de nature à les unir à Dieu et je me disais que peut- être en apportant d’autres idéologies on allait perturber leur système habituel d’union à Dieu »[20].
Cette découverte va ébranler sa foi au point de vouloir retourner au Sud. Néanmoins, après réflexion, n’est-ce pas leur donner Jésus-Christ qui l’avait amené ? Voilà la raison fondamentale qui l’a revigoré et l’a remis au travail.
Ainsi convaincu que la Bonne Nouvelle ne pouvait être positivement accueillie que là où la culture du peuple est connue et prise en compte, il s’engage fermement à approfondir la langue de ses ouailles, à les écouter avec attention, à s’intéresser à leurs pratiques religieuses traditionnelles.
Intelligent, Simon MPÉKÉ entreprit des réflexions et des recherches, des études sur les us et coutumes, les traditions pour mieux comprendre et les expliquer, mettre en exergue les valeurs non - contradictoires avec l’Evangile, signes pouvant véhiculer de façon pertinente et crédible le message chrétien. Déjà, il avait rédigé son mémoire de fin de cycle de théologie sur la religion des Bakoko[21]. Mgr Thomas MONGO n’hésitait pas à le citer chaque fois que l’occasion lui était donnée, parlant des rapports entre Dieu et l’homme dans les traditions africaines et chrétiennes. « En Afrique noire, la connaissance de Dieu ne pose pas de problème majeur puisque les religions traditionnelles en parlent, mais c’est la connaissance de Jésus-Christ, son Fils qui leur échappait. »[22]
Il faut noter l’évolution de la pensée mpékéenne au plan culturel. Dans un premier temps, sa vision négative, diabolisante, le conduit au rejet pur et simple des traditions. Cependant une prise de conscience, une recherche, une découverte le conduisent à un approfondissement, à un respect et à une utilisation minutieuse de la culture en laquelle il voit une richesse immense, trésor incomparable au service de l’Evangile.
2.3. Le dialogue inter-religieux
Le terme « dialogue » exprime une réalité importante reconnue par l’Eglise depuis le deuxième concile du Vatican notamment dans Nostra Aetate. Il peut être compris de plusieurs façons : au niveau purement humain, il signifie communication réciproque qui conduit à un but commun, à un niveau plus profond, il est communication interpersonnelle. Le dialogue peut être pris comme une attitude de respect et d’amitié qui pénètre ou devrait pénétrer toutes les activités constituant la mission évangélisatrice de l’Eglise. On parle en ce moment de « l’esprit de Dialogue. »[23]
Dans le présent contexte du pluralisme religieux le terme signifie « Toutes les relations inter-religieuses positives et constructives avec les individus et les communautés faisant partie d’autres religions, qui visent à une entente mutuelle et à un enrichissement réciproque obéissant à la vérité et respectant la liberté. »[24]
Ce dialogue inclut aussi bien le témoignage que l’exploration des convictions religieuses respectives. Baba Simon qui débarque à Mayo-Ouldémé, puis s’installe à Tokombéré s’est trouvé entouré de plusieurs religions : traditionnelle, protestante, islamique.
Quels rapports va-t-il entretenir avec elles ?
2.3.1. La religion traditionnelle
L’Abbé Simon à son arrivée en milieu Kirdi est tout de suite émerveillé par l’authenticité du vécu de la foi traditionnelle des Kirdi, vécu qu’il juge sérieux et profond, ponctué par des sacrifices, des fêtes dont l’officiant principal est un prêtre de la montagne. Il va tomber en admiration devant leur culte. C’est dans ce sens qu’il va dire du fond du cœur : « […] J’ai trouvé les Kirdi aussi croyants que les juifs. Les Kirdi sont les seuls en Afrique qui ont la notion la plus exacte de Dieu. Ils ont une morale très raffinée, qu’ils ont adaptée bien à leurs mœurs. »[25] Tellement le message évangélique qu’apportait l’Abbé Simon concordait avec les croyances traditionnelles : croyance en un seul Dieu, l’adorant, le reconnaissant comme proche de nous, comme un père, le priant, lui faisant des sacrifices, lui demandant pardon, implorant sa grâce et sa protection. Emerveillé fortement par cette conception il poursuit :
« […] Chez les Kirdi, Dieu n’est pas le père de tous les hommes, mais Dieu est mon père [Jigla Gwala]. Ils ne disent pas [Jigla effeno.] Mais [Jigla Didé.]. C’est le père de tous les hommes, mais il est mon père comme un Père qui a plusieurs enfants[…]. Les Kirdi ont donc une notion de Dieu comme Père et c’est quelque chose de formidable. »[26]
La découverte de cette foi solide, convaincante, favorable à l’Evangile est un bon départ ; seulement, Baba Simon était confronté à un problème de méfiance. En effet, ce dernier habillé, et logé en plaine parmi les musulmans était soupçonné et considéré comme complice de ceux-ci. Ne sera-t-il pas venu nous apprivoiser, nous conquérir, et vaincre notre résistance au profit des musulmans ? Tel était le souci, le doute de ces populations pourchassées et malmenées.
Avec la grâce de Dieu et avec patience ils ont peu à peu compris qu’il n’en était pas question, que l’Abbé Simon était un homme bon. Il va se rapprocher davantage des prêtres traditionnels, avec lesquels vont se tisser des liens d’amitié forts et, ensemble, ils échangeront des idées, partageront la vie. Sa manière de vivre frappait tout le village. « Baba Simon participait aux cérémonies de deuils, aux célébrations et aux fêtes de notre religion traditionnelle, mais aussi il avait un art extraordinaire de prêcher la parole de Dieu. Et tout le monde le suivait à la lettre. »[27]
Simon, impressionné par la nette différence que font les Kirdi entre la fête de Dieu et celle des ancêtres va dire : « Les Kirdi sont les seuls dans le monde qui possèdent des fêtes uniquement pour Dieu sans mélange aux fêtes des ancêtres. C’est [Ozom gé Jigla], c’est à dire la fête de Dieu. On boit la bière aujourd’hui pour Dieu. »[28] A cet effet, Baba Simon y passait toute la semaine et assistait à tous les sacrifices. Il est bien vrai : Christianisme et Religion Traditionnelle ont chacun son originalité et ses particularités ; mais le dialogue a porté des fruits : collaboration, amitié, fraternité, entente, respect mutuel. « Le respect de la foi ancestrale de son interlocuteur s’enracine bien chez Baba Simon, pour reprendre Grégoire CADOR, dans un regard positif sur l’autre, sur ce qu’il vit, sur ce qu’il croit. »[29]. Qu’en est-il des rapports catholicisme /protestantisme ?
2.3.2. La religion protestante
Globalement à cette époque, l’on notait une lutte de leadership, une sorte de concurrence entre catholicisme et protestantisme, entre prêtres et pasteurs. Le souci de chacun est de se voir supérieur à l’autre, d’occuper le plus d’espace, de recruter le plus grand nombre des fidèles possibles. Dans un tel contexte de prosélytisme exacerbé, le climat n’était pas bon entre les deux religions à tel point que même pendant la guerre d’indépendance où il était difficile d’accéder à une messe catholique, il fallait rester chez soi ou être audacieux pour aller à la messe, car si le curé apprenait que vous aviez assisté à un culte protestant, vous étiez immédiatement excommunié.
Simon MPEKÉ, africain devenu prêtre à cette époque, aura une vision tout autre de la chose et va changer la mentalité. C’est ce qui ressort du témoignage qui suit :
« Or lui ( Abbé Simon Mpeké) quand il est arrivé, il a dit « Ce n’est pas comme ça ! C’est l’affaire des Européens avec leurs guerres des religions qu’ils ont importées chez nous ! Pourquoi ? Alors que vous parlez d’un même Dieu, que vous annoncez la même parole, pourquoi ne pas s’entendre ? »[30]
Cette attitude n’a pas toujours plu à ses supérieurs hiérarchiques qui n’ont pas manqué de lui faire de vives reproches. Celui-ci ne baissait néanmoins pas les bras. Homme pacifique, il accueillait aussi bien à l’école qu’à l’internat des enfants catholiques et protestants. Sa bonne relation avec les protestants est allée jusqu’au point où il a élevé chez lui certains de leurs enfants. Cette ouverture lui a valu admiration et respect de la part des protestants. Ecoutons plutôt le témoignage de ce chef du village de religion protestante :
« Le père Simon Mpeke était prêtre de la paroisse catholique de Ngovayang, mais il avait beaucoup de relation avec les protestants de la région. C’était un homme d’évangélisation. Il cherchait à nourrir tous les fidèles. Il avait des bonnes relations avec tous et nul ne garde un mauvais souvenir de lui. Il était Bassa et les Bassa n’ont pas que des qualités. Mais lui faisait l’exception. Son séjour ici a été celui d’un homme de paix. Il était un bon rassembleur à tel point que, moi qui suis protestant, je lui rends un bon témoignage. Je rends témoignage qu’il était vraiment un homme de Dieu par son comportement, ses attitudes, sa façon d’agir […]. Nous ne pourrons en aucun jour l’oublier parce qu’il était un homme de paix et de fraternité dans le Christ. » [31]
Installé depuis 1929, en milieu Kirdi, une trentaine d’années avant l’arrivée de l’Abbé Simon, le protestantisme avait déjà fait un bon bout de chemin. Habitué depuis le Sud à vivre pacifiquement et fraternellement avec les protestants, il continuera à construire des bonnes relations avec les protestants de Tokombéré. Convaincu du fait qu’ils font le même travail du Seigneur, il a souvent laissé les milieux où étaient déjà les protestants pour aller fonder ailleurs
2.3.3. L’Islam
S’agissant des relations entre catholiques et musulmans en général, il faut le relever pour le dénoncer qu’
« au cours des siècles de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble pour tous les hommes la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté » (N.A.3)
Dans cette perspective, l’Eglise ne ménage aucun effort pour entretenir des rapports fraternels avec les musulmans, les regardant avec beaucoup d’estime pour leur foi en « Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout puissant, créateur du Ciel et de la terre qui a parlé aux hommes » (N.A.3)
Baba Simon connaissait parfaitement la position de l’Eglise Catholique envers l’Islam. N’ayant pas connu beaucoup des musulmans au Sud, c’est au Nord, qu’il se trouvait noyé parmi eux. D’abord une attitude de méfiance, ensuite il réussit à repérer les musulmans zélés, bons, simples et sympathiques, et, d’autres qui n’agissaient que pour leur intérêt. Au-delà de ces considérations, l’Abbé Simon avait des bonnes relations avec eux. Lui-même le dit clairement dans cette interview :
« Du côté des musulmans, nous étions bien tombés avec le chef TIKIREY qui est un homme extraordinaire, franc et sage. Avec lui non seulement nous n’avons jamais eu de palabre, mais nous avons toujours eu de bonnes relations qui s’améliorent de plus en plus jusqu’à notre vieillesse à tous deux et comme Tokombéré est dans son canton, je puis dire que je n’ai pas eu beaucoup des difficultés avec les musulmans.[32]
Il faut tout de même relever quelques griefs. Les musulmans n’ont pas vu d’un bon œil les idées de liberté, d’égalité de justice, de fraternité, de solidarité apportées par le christianisme. Ils n’ont pas facilement accepté les écoles qu’implantait un peu partout Baba Simon parce que pour eux, elles permettaient aux Kirdi d’ouvrir les yeux, de s’émanciper. Ils risquaient donc à la longue de ne plus être manipulables. Ainsi, moins qu’un amour, ils toléraient l’œuvre entreprise par le catholicisme. A son tour, Baba Simon ne manquait pas de dénoncer leur hypocrisie, leur exploitation des pauvres. Il n’hésitait pas à leur dire que les Kirdi que vous exploitez, que vous pourchassez, que vous réduisez à de simples sujets sont vos propres frères.
Nous retenons qu’au-delà des rapports parfois moins bons pour des raisons politiques ou de terrain, il est resté fraternel et amical, ne cessant de leur rendre visite en particulier à l’occasion des fêtes de fin de Ramadan et du mouton. En témoigne TIKIREY chef de canton de Makalingaï, musulman pratiquant :
« Chaque fois que j’allais à Tokombéré, je ne manquais pas de lui rendre visite à domicile. On prenait un café, un thé, un repas ensemble. Pendant les fêtes civiles et religieuses, il ne manquait jamais l’occasion de me souhaiter bonne fête, les mains toujours chargées. A mon tour, j’étais toujours présent pendant les fêtes chrétiennes pour partager notre joie d’enfant de Dieu…Baba Simon était pour moi un frère avant d’être un missionnaire… Dieu seul est capable de savoir comment continuer à développer ce noble idéal de fraternité humaine que nous a enseigné Baba Simon. Pour ma part j’implore sa puissance pour qu’il ouvre les yeux aux hommes sur sa vérité. »[33]
Baba Simon a vécu avec les païens, les protestants et les musulmans sans difficultés majeures. Il était persuadé que l’action missionnaire n’est pas une œuvre de conquête mais simplement une présentation d’un message, l’humble et joyeux partage d’une foi. L’accueil qu’elle sollicite n’a de prix que s’il est librement consenti. Ainsi, loin de les combattre, Baba Simon a dialogué avec les autres religions. Mgr Yves PLUMEY, va reconnaître en lui un père et un apôtre de la région pour son sens développé d’ouverture, de fraternité, et sa recherche permanente de la paix :
« Baba Simon a été un trait d’union entre les musulmans et les Kirdi .Il persuadait les musulmans d’accepter les Kirdi comme les enfants authentiques de Dieu et apprenait aux Kirdi à aimer les musulmans comme leurs frères de sang. Dieu, c’est l’unité, Baba Simon voulait être le carrefour où se rencontrent la montagne et la plaine, où se rejoignent les civilisations et les religions pour ouvrir aux hommes un avenir fraternel »[34].
Baba Simon a cru, a vécu et a montré à tous qu’il peut y avoir une amitié vraie, une affection profonde entre des êtres qui ne sont ni de la même religion, ni de la même race, ni du même milieu.
2.4. La promotion humaine.
« Une religion qui prétend avoir le souci des âmes mais qui se désintéresse d’une situation économique et sociale qui peut les blesser, est une religion spirituellement moribonde condamnée à disparaître. »[35] Baba Simon est convaincu de la densité, du sérieux, de l’immense richesse que comporte ces paroles. Au centre de sa préoccupation, il y a l’Homme, l’Homme dans toutes ses dimensions : psychologique, psychique, physique, en un mot l’homme dans son intégralité. Quelle qualité de vie mène-t-il ? Que peut-on faire pour l’aider à améliorer ses conditions de vie ? Voilà les défis constants qui préoccupent le missionnaire aux pieds-nus.
Devant le Kirdi affamé, nu, ignorant, malade, abandonné, méprisé et brimé par ses voisins musulmans, simplement miséreux, l’Abbé Simon ne pouvait rester indifférent : le nourrir, le vêtir, le soigner… mieux encore lui ouvrir l’esprit tout un programme résumé dans cette formule : « Si la misère est l’ennemi de Dieu, l’ignorance est l’ennemi numéro un de l’homme. »[36]
Il engage donc le combat sur plusieurs fronts dont l’éducation, la santé, la justice et la paix restent des points centraux.
2.4.1. L’ Education
L’éducation est selon le dictionnaire Larousse : « L’ensemble des aptitudes intellectuelles et physiques, de bons usages, du savoir-faire, des acquisitions morales de quelqu’un ». « Non scholae, sed vitam decimus », ce qui veut dire : nous n’étudions non pour l’école, mais pour la vie. Cet adage latin va stimuler et orienter la vision de l’éducation de Baba Simon. Il s’agit de former l’homme pour qu’il prenne en main son destin. Lui-même, professionnel de l’enseignement, crée une école enracinée dans le milieu où les valeurs culturelles locales sont respectées, où l’on apprend à conquérir la liberté. Nous retenons de lui ces belles paroles dont la profondeur est toujours d’actualité, paroles adressées à ses élèves :
« Vous savez, on ne fait pas l’école pour avoir des avoir des résultats extraordinaires, parce que l’école, c’est toute la vie. L’école est une clé, une espèce de clé passe-partout. Moi je vous donne la clé passe-partout, alors cette clé est à votre disposition [...] Vous pouvez la faire passer n’importe où, même là où je n’ai pas indiqué. […] Une fois que je te donne ma clé passe-partout, je ne suis plus là pour te dire : « passe par là ». Et même, malheur à moi si je veux influencer, car tu ouvriras nécessairement une autre porte… Au début, on dirige, mais une fois que vous êtes modelés pour marcher vous-mêmes, l’instruction devient une clé passe-partout. C’est à vous-même de juger pour vous et votre avenir, dans quelle porte vous voulez entrer. Vous pouvez alors si vous avez quelque doute, demander : « Dis donc, je veux passer par ici, vu mon passé, vu ma personne, vu ma situation, qu’est-ce que vous pourriez me conseiller de faire ? »[37]
Ce langage très imagé et redondant qu’utilise l’Abbé Simon est le signe que lui-même possède une intelligence et un esprit aiguisés, que l’éducation est un secteur qui lui tient à cœur. C’est aussi la manifestation d’une formation où le candidat est appelé librement à choisir le secteur de la vie dans lequel il voudrait s’orienter. Premier responsable de l’école, il s’est battu pour sensibiliser les parents à la nécessité de l’école, pour susciter le goût et l’intérêt de l’école chez les parents, les attirant parfois avec les bonbons, du sucre, les encourageant, les stimulant, prétendant qu’ils peuvent devenir un jour dirigeant de ce pays.
Bien que fondateur de l’école, moniteur, fournisseur de matériels scolaires, de vêtements, père nourricier de tous ces enfants, l’on voit qu’il ne s’est attribué aucun privilège d’imposer à aucun d’eux d’être absolument ce qu’il veut : médecin, prêtre, infirmier, policier, religieux…
Son souci primordial réside dans l’encadrement à tous les niveaux de ses enfants et à leur donner des conseils.
En effet, pour lui, l’ignorance est la source de plusieurs maux qu’il faut combattre énergiquement. Nous le voyons à l’œuvre dans la dotation des structures de formation, mais aussi dans l’enseignement concret. Préoccupé par une formation de qualité pour ces Kirdi jugés incapables d’étudier, il ne ménage aucun effort pour confronter ses élèves aux épreuves des écoles publiques et privées d’Edéa. Il essaie d’élaborer un système éducatif intéressant pour ses établissements et, les résultats ne se font pas attendre. Dans tout le département du Margui-Wandala[38] aux examens officiels du Certificat d’Etudes Primaires Elémentaire (C.E.P.E.) et aux concours d’entrée en sixième, beaucoup de ses élèves occupent les meilleurs rangs.
Pour dissiper toute idée selon laquelle les kirdi sont inaptes à la pensée, à la réflexion, il répond après expérience :
« Je crois que tous les montagnards sont intelligents même s’ils ne le sont pas tous de la même manière. On ne peut pas dire qu’un montagnard placé dans les mêmes conditions que n’importe quel camerounais ne peut pas faire ses études. Un montagnard peut faire ses études jusqu’au doctorat, jusqu’à l’agrégation, pas tous absolument, mais ils sont capables de faire comme tout le monde. »[39]
Décidé à faire de ses établissements des écoles de référence où le niveau des élèves est élevé, il n’a cessé de faire
« L’impossible pour donner une instruction de base valable. Je n’ai pas ouvert un cours présenté à Tokombéré sans avoir demandé les compositions du Sud. Par exemple, pour faire passer les enfants de Tokombéré au CE2, j’avais demandé des épreuves du CE2 des gars de la Mission d’Edéa. Pour faire passer les enfants au CMI, j’ai demandé les épreuves aux moniteurs de l’ancienne Mission de Monseigneur DE BERNON. On m’avait dit que c’était une école forte. J’ai fait la même chose avec les CM2. J’ai fait tout cela parce que je ne voulais pas avoir à Tokombéré un cours qui ne soit pas de la force de toutes les écoles du Cameroun. » [40]
Il apparaît donc que c’est avec zèle, compétence et dévouement que Simon MPEKÉ a cherché à développer les capacités humaines et intellectuelles des jeunes Kirdi, éducation basée sur un changement du cœur, sur l’identification des maux qui minent le milieu ; éducation qui favorise une nouvelle manière totalement humaine de vivre dans la justice, l’amour et la simplicité ; éducation qui a éveillé la faculté critique débouchant sur une sérieuse réflexion sur la société, sur les valeurs en rendant prêt à les abandonner quand elles cessent de favoriser la justice pour tous les hommes.
Il est clair que les jeunes sont une part vivante et active de l’Eglise. Ils sont au centre de ses préoccupations et de son amour. Ils sont l’espérance. Convaincu que la jeunesse est elle-même une richesse et que les jeunes influent de manière décisive sur la construction de la société, une attention préférentielle leur était accordée afin que soient formés des hommes et des femmes d’une forte personnalité humaine et chrétienne.
Sachant la place centrale, unique et indéniable de la pastorale des vocations, et sûr que l’Esprit Saint continue de distribuer avec grande libéralité le charisme des vocations particulières et que le Christ continue à appeler des jeunes parce qu’il les aime, Baba Simon a pris volontiers à cœur l’accompagnement des jeunes pendant la période délicate et décisive d’une recherche vocationnelle. Ainsi, quand un jeune manifeste une réelle maturité dans sa vie chrétienne et se montre sensible à la possibilité d’une vocation au sacerdoce, à la vie consacrée ou à l’engagement missionnaire, il l’encourage et le soutient spirituellement et matériellement. Bien que le fruit du travail abattu sur ce plan n’ait pas été visible ou mieux bien que la promesse des fleurs n’ait pas donné de fruits en son temps, l’on retiendra tout de même que Baba Simon a été un promoteur des vocations.
Par ailleurs, l’éducation et la formation des adultes n’étaient pas de reste. C’est ainsi qu’avec les catéchistes, il a commencé à leur expliquer petit à petit l’Evangile. A partir des proverbes, des contes, des légendes et des paraboles, il leur faisait comprendre les Ecritures. Il ne cessait de les réunir pour leur donner des pistes de réflexion sur les textes liturgiques du dimanche et leur apprenait les techniques pour prêcher et pour faire une bonne catéchèse.
S’agissant précisément de la catéchèse préparant les catéchumènes aux différentes étapes de la vie chrétienne, aux sacrements, trois ans de préparation intense renforcés par trois sessions de trois jours à chaque triduum pascal, animées par l’Abbé Simon lui-même étaient prévus. Au programme de cette période l’acquisition des connaissances sur l’Ancien Testament, la vie de Jésus, les sacrements.
Pour garder la flamme du Christ allumée dans le cœur des baptisés, le suivi de ceux-ci était important. Avec l’aide de ses collaborateurs dont l’Abbé Jean-Marc ELA et de nombreux catéchistes, ils essayent de former des communautés ecclésiales vivantes, de régler les problèmes des couples chrétiens…
La formation à la vie relationnelle, l’éveil des consciences aux questions cruciales de justice et de paix, à l’éducation et aux soins des enfants… constituaient des éventuelles ouvertures dans cet apprentissage et cette familiarisation avec la Bonne Nouvelle. La santé physique n’était pas de reste dans son combat.
2.4.2. La santé
La santé est l’état de celui dont l’organisme fonctionne normalement en absence de maladie. C’est aussi, selon l’organisation mondiale de la santé (OMS) un état d’équilibre et de bien-être physique, psychique et social. Docteur MAGGI, fondateur de l’actuel hôpital de Tokombéré et Baba Simon connaissent la nécessité d’être en santé et se préoccupent de l’améliorer chez les Kirdi. Ils commencèrent par l’hygiène élémentaire, la propreté. C’est dans ce sens que Baba Simon affirmait : « Jésus-Christ, ici, c’est l’eau propre. Dieu n’a pas créé l’eau sale. C’est l’homme qui l’a laissé se souiller. Le travail du salut des hommes consiste à rendre l’eau propre. Lorsqu’elle sera propre, l’homme sera en meilleure santé et il sera ainsi davantage à l’image de Dieu »[41]. Voilà une idée géniale, extraordinaire : redonner à l’homme une figure telle que Dieu l’a créé à son image. L’Abbé Simon ne cessait de faire des tours à l’hôpital, visitant l’un, lui apportant le viatique, lui administrant l’onction des malades ; donnant à l’autre la viande, payant l’ordonnance aux plus défavorisés, aux plus pauvres. Brimés, complexés et mal accueillis dans les hôpitaux officiels, c’est à l’hôpital de Tokombéré que les Kirdi se sentaient bien à l’aise, car au-delà des médicaments, des soins appropriés, il y a aussi l’accueil chaleureux et fraternel, l’affection, le respect des patients.
Convaincus que le travail à la base est à prendre au sérieux pour résoudre les problèmes de santé à la racine, Simon MPEKÉ et Docteur MAGGI ne cessaient de parcourir les villages, les montagnes et les plaines pour la sensibilisation sur la nécessité d’être en santé. Soucieux de l’insuffisance et du manque drastique de personnel, ils n’hésitent pas à crier vers les autres, à faire appel aux personnes compétentes ; c’est le cas par exemple des demoiselles de la congrégation de Jésus Réparateur de Lyon (France) spécialisées dans le domaine de la santé. Ces dernières se sont données à fond, corps et âme, nuit et jour à soigner avec enthousiasme et dévouement, apportant secours et réconfort de tout ordre aux malades.
En 1958, une épidémie de variole ravage et décime les populations Kirdi. Maladie contagieuse et délicate, Docteur MAGGI a interdit strictement à l’Abbé Simon de s’en mêler. Contre toute attente et conscient pourtant de ce danger, il s’est engagé résolument auprès de varioleux. C’est véritablement à notre avis, le signe d’une solidarité réelle, même si aujourd’hui on dirait plus qu’une têtutesse, c’est une stupidité sans pareille. Il a vécu effectivement et concrètement ce que relève le sociologue et historien Joseph KI-ZERBO lorsqu’il affirme : « Vous savez qu’en Afrique, il n’y a pas d’orphelins, il n’y a pas de contagieux, même quand il s’agit des maladies contagieuses, les malades vivent avec les autres membres de la famille. »[42]
L’on comprend cet homme unique en son genre, pluridimensionnel dans ses efforts et actions de toutes sortes entrepris pour que le Kirdi soit sain. Dans ses homélies, ses visites pastorales, il n’a cessé de rappeler la responsabilité de chacun vis à vis de ceux qui souffrent dans leur corps et dans leur âme : aux professionnels de la santé, aux malades eux-mêmes et à leur famille, aux communautés chrétiennes, les invitant tous à témoigner des valeurs évangéliques d’écoute, d’affection, de solidarité ; du sens de la souffrance et de la mort, de la vie donnée par Jésus-Christ. Baba Simon demeure à jamais dans les esprits des Kirdi d’hier et d’aujourd’hui un homme qui, aux côtés du Docteur MAGGI s’est battu pour l’amélioration de la santé toujours précaire dans cette région du Nord-Cameroun.
2.4.3. La justice et la paix
« Dieu tient agréable à ses yeux, quiconque le craint et pratique la justice. »(Ac10,35). Aussi, l’évangéliste Saint Matthieu nous signale qu’heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu (Mt5,9). Fort de ces paroles de Notre Seigneur Jésus, et voyant le Kirdi dans une situation d’injustice criarde, injustice mise en place, mieux, institutionnalisée par les musulmans pour mieux exploiter, voler, torturer, l’homme Kirdi. L’Abbé Simon se fera le premier artisan de justice et de paix au sein de ce peuple méprisé. Il encourage ses fidèles à être eux-mêmes d’abord justes, à être des véritables bâtisseurs de paix.
Si nous remontons à l’origine deTokombéré, il est à noter que son ancien nom était en Zulgo : « Kudumbar » qui signifie « lieu de combat ». En effet, c’est un lieu où les peuples montagnards Mada, Zoulgo, Guemjek, venaient régler des comptes en se faisant la bagarre. Baba Simon s’est activité à pacifier le milieu, appelant chaque homme, païen, musulman, chrétien, Mada , Zoulgo, Guemjek… à aimer son prochain, à se réconcilier. Il fera le premier pas, au lendemain de Pâques, en acceptant bien que chrétien, la cérémonie traditionnelle de réconciliation prescrite par le grand prêtre de la montagne, suite à la percée du toit de l’église par un jeune.
L’amour, la quête de la justice et de la paix par l’Abbé MPEKÉ est aussi clairement manifesté lorsqu’il s’est levé énergiquement contre le prix exorbitant de la dot au Sud-Cameroun. Il a interpellé les beaux-pères à ne pas exploiter leurs beaux-fils, à ne finalement pas vendre leurs filles ; mais à percevoir symboliquement la dot et, pourquoi pas, au besoin, fournir une dot à leur fille qui se marie. Il dira à ce sujet : « Il existe […] en Afrique et en particulier au Cameroun deux coutumes de dot dont l’une, la bonne, nous rattache à la saine tradition chrétienne. Rejetons simplement la forme commerciale de la dot, source d’abus, de palabres et de péchés. »[43]
Accusé par le Préfet de Mora d’inciter les populations à la fabrication du bil-bil (bière de mil), de s’opposer à l’effort de gouvernement de vêtir les Kirdi nus, d’avoir ouvert sans autorisation une section ménagère où les filles sont obligées de devenir chrétiennes et interdites au mariage avec les musulmans, l’Abbé Simon MPEKÉ, homme de justice, de vérité et de paix, va adresser une lettre à Monsieur le Préfet dans laquelle, il lui fait remarquer dans un ton respectueux que les accusations formulées à son encontre le font beaucoup souffrir ; et par la même occasion, il lui donne des explications selon lesquelles les griefs portés contre sa personne sont purement et simplement mensongers. Malgré le choc produit dans son for interne, on aurait voulu voir Baba Simon réagir énergiquement et violemment ; mais au contraire, la finale de son courrier nous fait découvrir plutôt sa grandeur d’âme : « […] je l’ai fait d’autant plus facilement que je connais, Monsieur le préfet, votre grand amour de la vérité. Veuillez agréer Monsieur le préfet, l’expression de mon profond respect »[44].
Lancé dans un travail d’éveil de conscience des Kirdi, les autorités musulmanes de l’époque voyaient en Baba Simon un danger pour elles et ont cherché à vite l’étouffer de peur que les Kirdi découvrent les exactions et les injustices qu’entretenait l’Etat à travers ses représentants. Devant les persécutions des chrétiens, Simon n’a ménagé aucun effort pour que soient rétablis la justice et le droit. Il a vigoureusement dénoncé les abus de pouvoirs, mais toujours dans le respect de chacun.
2.5. L’inculturation
Terme assez récent, le mot « inculturation »[45] est pourtant une réalité qui, tout au début de l’évangélisation missionnaire, s’est imposé comme sa composante essentielle, voire fondamentale. Néologisme, l’inculturation peut être comprise comme « une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines » (R.M.52 ; cf. G.S.58)
Avant d’aborder l’œuvre de Baba Simon dans le domaine de l’inculturation, nous trouvons important de rappeler brièvement le contexte socio-culturel dans lequel il a grandi. En effet, comme nous l’avons souligné ci-dessus, Simon a été marqué dès son enfance par les coutumes et les traditions M’poo de son milieu. Mais, catéchumène, puis baptisé, très vite, il va se ranger du côté de la vision des premiers missionnaires, selon laquelle tout ce qui est tradition, coutumes est diabolique et satanique. C’est dans ce sens qu’il va souvent casser les tam-tams, chasser les danseurs…
Curieusement, à son arrivée au Nord-Cameroun, il est rapidement émerveillé par l’organisation de la société traditionnelle Kirdi, avec ses danses, ses cultes, ses sacrifices, ses grandes fêtes, ses funérailles, ses grands prêtres de la montagne, etc. Devant une telle association d’idées, Baba Simon va-t-il devenir un hybride culturel ? Quelles attitudes va-t-il adopter ?
2.5.1 Une démarche lente d’inculturation
Bien que passionné et émerveillé par la culture et la tradition Kirdi, et parce qu’imbibé d’un esprit classique hérité, acquis de sa formation du séminaire, Baba Simon ne va pas tout de suite se précipiter, se jeter à l’eau dans le mélange, ou mieux le syncrétisme religion traditionnelle-christianisme. C’est dans cette optique qu’en matière de liturgie par exemple il déclare : « Quand les gens d’ici auront leurs prêtres, alors, ils pourront traduire authentiquement leurs gestes dans la liturgie chrétienne. Pour moi, ce serait une contrefaçon »[46]. L’on perçoit clairement qu’il n’avait pas une réelle volonté d’innover en tant qu’allogène, convaincu que l’inculturation est un domaine délicat et par conséquent doit être le fruit d’une bonne, longue et sérieuse réflexion, d’une étude menée en principe et de préférence par les prêtres autochtones, parce que maîtrisant à fond les aspects de leur propre culture. L’inculturation ne doit pas se limiter aux gestes, aux rites, aux danses, aux chants… mais doit être une nouvelle manière de porter à la perfection une réalité culturelle donnée par le ferment qu’est la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Il s’agit de reconnaître que le Christ nous parle, d’en prendre conscience, de savoir que sa Parole transforme la vie des hommes de tout les temps et de tous les pays. L’Abbé Simon va tout de même apprécier et utiliser quelques gestes significatifs puisés de la tradition et pouvant aider les chrétiens à se mettre en contact avec Dieu.
2.5.2. Quelques gestes symboliques forts d’inculturation
Au-delà de la réticence de Baba Simon à se lancer dans l’inculturation, il va accomplir des gestes et faits importants dans le domaine de la liturgie. Bien qu’auparavant il était émerveillé et intéressé par les recherches faites par le révérend père BOISSEAU Jean en liturgie. Encouragé par les réformes apportées par le deuxième concile œcuménique du Vatican, Baba Simon se servira des objets rituels traditionnels tels que la calebasse, les paniers, l’autel en pierre, la jarre de terre cuite pour la célébration de l’Eucharistie[47]. Petit à petit, il va passer à la vitesse supérieure en osant à cette période si délicate de célébrer la messe en utilisant de la bière de mil. C’est ce que notent DINECHIN Blandine. et TABART Yves :
« Lors d’une fête annuelle à Dieu le Très-Haut, à laquelle Baba Simon était invité à participer, toutes les familles avaient apporté de la bière de mil en abondance. Voyant cela, il a dit : je ne peux tout de même pas aller chercher encore le vin des blancs ; il a fait venir pour la célébration des jarres de terre qui contenaient des litres de bière de mil. »[48]
L’autre geste symbolique posé par Baba Simon est la fixation au fronton de l’église qu’il a construite d’une pierre, d’une stèle. Selon la tradition, elle signifie la présence de Dieu protecteur, qui chasse les mauvais esprits. C’est une arme contre les sorciers placée dans la main de Dieu. Cette pierre est jusqu’à nos jours le signe du lien qui existe entre le sacrifice traditionnel et celui de Jésus.
Le troisième geste d’inculturation est celui lié à la mort du jeune MADVA, élevé et envoyé au collège de Mazenod par Simon. Au retour en vacances survient un accident au cours duquel plusieurs jeunes dont « l’enfant de Baba » perdent la vie. L’annonce de cette mort tragique provoque un mécontentement des gens de la montagne qui, tout de suite envahissent la mission, armés de boucliers, de lances et des flèches. Ils saccagent non seulement la cuisine et le presbytère, pire encore certains jeunes ont le toupet d’aller percer le plafond de l’église à coup de lance ; lance restée coincée dans le plafond. Les adultes alertés de ce mauvais comportement se sont mobilisés pour demander pardon au curé, qui n’hésite pas à le leur accorder, excepté le péché qui porte atteinte directement au Bon Dieu en profanant sa maison. Dans la mesure où ils n’étaient pas chrétiens, le curé se trouvait embarrassé par une telle affaire. Il a fallu l’intervention du grand prêtre NGLISSA pour qu’ils parviennent à un compromis. Ecoutons Baba Simon relater le geste traditionnel de réconciliation proposé par ce grand prêtre auquel il a accepté et a pris part :
« Ils sont allés chercher le grand prêtre. Il est venu le lendemain et m’a dit : « j’ai compris ce qu’on m’a dit. Je vois que cette affaire est assez grave, il faut la réparer avec un mouton pur. Quelque chose d’absolument digne de Dieu, parce que c’est contre Dieu qu’ils ont fait ça » […] Ils ont fait le sacrifice. A côté de l’église, tout près de l’église. Ils sont même allés mettre du sang sur les pierres du mur de l’église. J’étais présent. Ils m’ont fait manger des morceaux de viande du sacrifice ; un morceau de l’estomac cru, sans être lavé évidemment ! Çà a marqué. Et ce que je sais, c’est que le clan, la famille qui avait perdu cet enfant dont les deux frères étaient venus, et dont un avait envoyé la lance, maintenant, ils viennent à la mission beaucoup plus qu’auparavant. »[49]
L’on comprend en définitive que malgré l’intérêt qu’il porte aux coutumes, il n’aimait pas trop que les missionnaires les intègrent rapidement dans les liturgies. Cela ne l’a pas néanmoins empêché d’accepter et de faire des gestes significatifs, aussi bien sur le plan liturgique que sur le plan de la vie chrétienne « pour que la Parole de Jésus retentisse au cœur des traditions locales. »[50]
Au terme de ce chapitre consacré à la vie missionnaire de Baba Simon, l’on retient que la mission d’annoncer l’Evangile est d’avoir foi soi-même en cette mission. L’efficacité de la Parole de Dieu se trouve en elle-même. Dans un milieu païen comme celui de Tokombéré à l’époque, au-delà du partage de la Parole de Dieu lors de la catéchèse, dans les homélies, l’amitié manifestée, l’écoute, l’intérêt porté à leurs coutumes, à leurs langues méprisées par les autres, les services de promotion humaine intégrale rendus dans les divers domaines de l’éducation, de la santé, de la justice et paix, de l’eau… sont autant de manières humbles mais efficaces de l’annonce de la Bonne Nouvelle. Parmi de nombreuses foules attirées par ces œuvres et non d’abord par le message évangélique, le Seigneur élit ceux qu’il voulait. Baba Simon dira :
« C’est ainsi que nous travaillons sans nous soucier du résultat jusqu’au baptême où alors chacun prend personnellement l’engagement pour la vie nouvelle, où chacun coupera le chien en deux avec Dieu et non avec nous simples messagers[51]. Ce qui veut dire que ce n’est pas nous la fin mais Dieu, Dieu seul, rien que Dieu »[52]
Cette vie missionnaire de Baba Simon, marquée par une œuvre si titanesque dans plusieurs domaines ne peut se faire sans un sous-bassement solide. Alors, d’où tire-t-il ses énergies pour un apostolat efficace ?